Le projet CECA Mexique: présentation, bilan et perspectives
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1. Origine et caractéristiques du
projet CECA
Le projet international « Langue française, diversité culturelle et linguistique :
cultures d’enseignement, cultures d’apprentissage », mieux connu
sous le nom de projet CECA, est né de la collaboration entre l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) et la Fédération Internationale
des Professeurs de Français (FIPF), qui ont décidé de le placer sous la tutelle
scientifique du Centre de Recherches et d’Applications Pédagogiques en Langues
(CRAPEL) de l’Université de Nancy. Une trentaine d’équipes ont répondu à
l’appel lancé fin 2006 pour déterminer, au-delà des grands principes
didactiques en vogue, quelles sont les modalités locales, collectives et
individuelles, d’appropriation de la langue française (qu’il s’agisse de FLE ou
de FLS) et quels sont les traits constants de ces modalités, au-delà des
représentations et des comportements singuliers. Vingt équipes qui représentent
autant de pays ont été ainsi sélectionnées
[1]
.
Le projet CECA
est organisé autour d’un protocole commun élaboré par le CRAPEL, auquel chaque
équipe a apporté les ajustements qu’elle a jugé pertinents et nécessaires.
Quatre étapes ont été prévues : il s’agissait en premier lieu de
recueillir un certain nombre de données ; en second lieu, de les soumettre
à une analyse critique afin de rendre une première étude interprétative. En
troisième lieu, ces résultats ont commencé à faire l’objet d’un échange entre
des équipes issues d’horizons divers. Les premiers résultats du projet ont été
présentés à Québec en juillet 2008, dans le cadre du XII Congrès mondial de la
FIPF. En 2008-2009, ces études préliminaires devront être retravaillées à la
lumière des réactions obtenues et donneront lieu en quatrième et dernier lieu à
une seconde analyse beaucoup plus fine.
Le protocole CECA est fondé
sur trois principes méthodologiques. D’abord, la notion de
« culture » est prise dans un sens large qui intègre l’ensemble des
composantes matérielles et immatérielles de la situation
d‘enseignement/apprentissage observée. Ensuite, les équipes ont privilégié le
recueil de productions, l’observation de pratiques, de comportements et
d’outils utilisés, plutôt que les discours officiels sur les pratiques. Il
convient de souligner que cette recherche cherche à dresser un état des lieux
et n’a donc nulle visée évaluative. Finalement, on part du principe que
l’interprétation des pratiques et des comportements doit être le fait de
personnes qui connaissent le contexte local et qui disposent de compétences en
anthropologie et en didactique.
Dans le protocole, il était
conseillé d’inclure trois écoles ou lycées (publics ou privés), différenciés
selon divers critères
[2]
.
Il fallait ensuite choisir une classe située en deuxième année d’apprentissage
du français. Les données ont été recueillies de diverses manières : par
observation directe, par le biais de questionnaires et grâce à des
enregistrements. En effet, dans chacune des classes retenues, six séances animées
par le même enseignant ont été filmées, même si seules les deux dernières
séances ont été analysées en détail.
Pour réaliser aussi bien
l’observation de classe que l’analyse des données, les équipes CECA ont suivi
un script articulé autour des six thèmes suivants:
1.
Données globales et
spécifiques d’enquête.
2.
Langues utilisées à
l’école et à l’extérieur de l’école, ainsi que pendant les séances filmées.
3.
Répartition
oral/écrit.
4.
Représentations sur
le rôle de l’enseignant et le rôle de l’élève.
5.
Étude des manuels.
6.
Pratiques
d’apprentissage et pratiques d’enseignement.
La synthèse de ces
différents points devait aboutir à une ethnographie de la salle de classe, et
donc à une description des cultures d’apprentissage et d’enseignement en
vigueur.
2. Bilan du projet CECA Mexique
À ce jour, en septembre
2008, le bilan global du projet CECA est très positif. Tout d’abord, nous
restons convaincus de la pertinence du protocole proposé, auquel nous avons
apporté certains ajustements pour tenir compte de notre contexte local. Les
données recueillies constituent un corpus riche et unique, à partir duquel
s’ouvrent de nombreuses pistes de recherche, dont nous allons donner quelques
exemples. Ce projet nous a permis de mettre en place un chantier scientifique
qui, à court, moyen et long terme, devrait enrichir le domaine du FLE au
Mexique et ailleurs dans le monde.
L’équipe CECA Mexique était
composée de onze membres, rattachés à six institutions différentes
[3]
.
Bilingue et biculturelle, l’équipe réunit également des chercheurs confirmés,
de jeunes chercheurs et une étudiante. Malgré
quelques difficultés budgétaires
[4]
,
de communication et d’organisation, nous avons eu le plaisir de constater que
le travail de l’équipe mexicaine –recueilli en décembre 2007 dans une synthèse
de 85 pages plus trois annexes– a été reconnu par le comité scientifique pour
sa qualité et son sérieux
[5]
.
À notre sens, le
projet CECA nous a permis d’aboutir moins à des résultats définitifs qu’à
l’identification de nombreuses pistes de recherche, qui restent à creuser.
Parmi les principales thématiques à approfondir, nous citerons par exemple la
question des langues en présence ; l’écart flagrant entre discours et
pratiques ; la relation problématique entre profil des enseignants et
cadre professionnel ; les contradictions entre représentations relatives à
chacun des acteurs de la scène pédagogique et rôles effectivement observés dans
la classe ; ou encore l’exploitation ou plutôt l’absence d’exploitation
des manuels.
2.1. Les langues en présence
La question des
langues en présence s’avère particulièrement intéressante dans un pays comme le
Mexique, qui occupe la 8e place mondiale quant à la diversité
culturelle et où une centaine de langues indigènes seraient parlées. Pourtant,
l’espagnol –première langue de scolarisation– est considéré comme la
langue-culture permettant d’accéder à la réussite sociale, tandis que la langue
étrangère la plus souvent enseignée reste très majoritairement l’anglais (90 à
95% selon le niveau d’enseignement). De nombreuses écoles privées et quelques
écoles publiques proposent néanmoins à leurs élèves la possibilité d’étudier
une deuxième langue étrangère, et le choix se porte le plus souvent sur le
français. D’après des données recueillies en 2006 par l’Ambassade de France au
Mexique, environ 180 000 jeunes ou adultes –dont 25 000 lycéens–
apprendraient le français, encadrés par 1200 enseignants.
D’après
l’enquête que nous avons réalisée, aucun des apprenants observés ne déclare
utiliser une langue indigène, malgré la relative diversité des publics
concernés par notre projet. Sans oublier de problématiser l’écart entre
pratiques déclarées et pratiques réelles, il serait sans doute intéressant de
déterminer dans quelle mesure la langue française parvient à toucher les
locuteurs de langues indigènes.
Les
questionnaires appliqués jettent aussi des résultats significatifs et parfois
inattendus par rapport aux langues utilisées (parlées, apprises, côtoyées…)
dans les domaines personnel, public et éducationnel. Ce point est développé
dans ce même dossier par Béatrice Blin. Pour sa part, Anne-Catherine Didier
travaille à partir des enregistrements de classe pour proposer sa réflexion
autour de l’alternance codique, c’est-à-dire du passage d’une langue à l’autre
en cours de séance. Il conviendra sans doute de mettre en contraste ces études
avec celles concernant d’autres réalités socioculturelles à travers le monde.
2.2. L’écart entre discours et pratiques
Une première
approximation aux discours officiels et aux contenus des programmes, confrontée
aux discours individuels recueillis et aux pratiques observées, met en évidence
l’écart flagrant entre hypothèses méthodologiques préconisées, supports
utilisés et pratiques de classe effectives.
Dans ce sens, il
convient de savoir qu’à l’exception de l’Escuela
Nacional Preparatoria, aucun des établissements observés ne disposait d’un
programme officiel en FLE. Chacun d’entre eux possède néanmoins un modèle
éducatif aux aspirations fort ambitieuses mais parfois floues et surtout
relativement méconnues. Malgré une forte présence des nouvelles échelles de
certification du DELF, les orientations méthodologiques actuelles, recueillies
dans le Cadre européen commun de référence, sont peu présentes au quotidien. De
plus, les quatre programmes étudiés présentent de sérieuses inconsistances
méthodologiques et devront sans doute faire l’objet d’une étude spécifique, où
il faudra mettre en perspective l’absence de textes officiels régissant
l’enseignement des langues dans le pays.
2.3. Un cadre professionnel difficile
Les éléments
relatifs au profil des quatre enseignantes, à leurs conditions de travail et à
l’éclatement des équipes disciplinaires semblent confirmer qu’il reste beaucoup
à faire pour fournir aux professeurs de FLE un cadre professionnel propice à l’épanouissement
personnel et à l’articulation réelle entre enseignement et recherche, et ce
malgré des conditions matérielles plutôt satisfaisantes –du moins comparées à
celles d’autres pays et dont nous avons pu prendre connaissance grâce au projet
CECA.
En effet, sans
grande surprise, les données d’enquête révèlent des conditions de travail très
précaires pour les enseignants de langue, embauchés en contrat à durée
déterminée, avec peu de prestations sociales et des charges horaires très
importantes, aussi bien dans le public que dans le privé. Pourtant,
contrairement aux idées reçues, les quatre enseignantes observées ont une
formation universitaire spécialisée et suivent régulièrement des stages de
formation continue, surtout dans les grandes villes. Il reste donc de nombreux
défis académiques, administratifs et institutionnels à relever afin de
valoriser le métier d’enseignant en général et celui d’enseignant de langue en
particulier. Notre équipe de recherche souhaite, à terme, développer la
réflexion autour de ces différents aspects.
2.4. L’évolution des représentations
L’interprétation
des données sur les représentations et les pratiques de classe, recueillies à
travers de questionnaires auxquels ont répondu enseignants et apprenants,
souligne la prégnance de la figure du professeur comme détenteur du savoir et,
partant, de l’apprenant comme récepteur des connaissances. Pourtant, une
analyse plus fine permet déjà de repérer des fissures dans ce modèle, et il
conviendrait donc de compléter et de nuancer les résultats. Les pratiques de
classe observées, très diversifiées, démentent elle aussi cette image
conventionnelle.
Les premiers
résultats relatifs aux représentations pointent également la place centrale
qu’occupe l’affectivité dans la perception de l’enseignement et de
l’apprentissage. Cette piste de recherche, mise en relation avec une culture
nationale, gagnerait sans doute à être explorée davantage. Stéphanie Voisin et
Vincent Summo proposent plus loin une première approximation à cette problématique.
2.5. Le rôle des manuels
Les
questionnaires appliqués et les observations réalisées permettent de commencer
à problématiser le rôle des manuels. En effet, nous avons été étonnés du peu de
place accordé aux manuels pendant les cours, malgré les discours recueillis à
leur sujet, qui ne semblent pas correspondre aux pratiques observées. Cela peut
tenir à la période d’observation (mai 2007), proche de la fin d’année scolaire
et consacrée donc aux révisions. Nous devrons réaliser une étude plus poussée
afin de déterminer si la relative désaffection par rapport aux manuels était un
fait ponctuel ou reflète au contraire une tendance généralisée.
3. Perspectives
Il conviendra
sans doute de mettre en contraste ces premiers résultats avec d’autres réalités
socioculturelles à travers le monde. Cette étape, amorcée lors du XII congrès
international de la FIPF (juillet 2008), ne fait que commencer. Nous attendons
en ce moment le retour de notre synthèse avec les commentaires de l’équipe
tunisienne, et nous recevrons sans doute bientôt la réaction de l’équipe
vietnamienne face à notre lecture critique de leur synthèse. Le début de cet
échange international a mis en évidence de fortes divergences non seulement
entre les cultures d’enseignement et les cultures d’apprentissage de chacun des
pays concernés, mais aussi entre cultures de recherche, qui pourraient
ultérieurement faire l’objet d’une riche réflexion.
Notre équipe a d’ores et
déjà participé à plusieurs colloques et congrès nationaux et
internationaux ; nous continuerons à y présenter au fur et à mesure les
avancées obtenues. Les études interprétatives finales pourraient donner lieu à
une ou plusieurs publications, tandis que les pistes de travail ouvertes et
mentionnées plus haut devraient aussi mener dans certains cas à la parution
d’articles spécialisés.
Par ailleurs, une meilleure
connaissance du contexte local devrait permettre de songer bientôt à des
réalisations diverses visant à accorder les propositions méthodologiques aux
pratiques d’enseignement existantes dans les établissements mexicains, en
fonction des cultures d’enseignement et d’apprentissage mises en évidence. Nous
comptons obtenir à nouveau dans cette tâche le soutien de l’AMIFRAM. D’ores et
déjà, notre participation à ce projet nous a permis de renforcer les liens de
coopération interuniversitaire, singulièrement importants dans un contexte de
consolidation du réseau national des licences de français et de développement
de la mobilité. À partir de cette expérience, les membres de l’équipe ont mis en
route d’autres projets de collaboration dans le domaine du FLE, ce qui laisse
entrevoir la consolidation d’un réseau de recherche national et l’émergence
d’un réseau international.
Bref, à travers
le projet CECA nous espérons contribuer à favoriser la coopération et
la solidarité interinstitutionnelle ; à enrichir l’enseignement supérieur
et la recherche ; à valoriser le rôle des associations ; et à
participer plus activement au développement de la didactique du français langue
étrangère.
Le projet CECA Mexique: répertoire langagier des lycéens
mexicains
Dans cette partie de notre dossier, nous allons nous intéresser au
répertoire langagier des lycéens de notre enquête. Tout au long de cet article,
nous entendrons par répertoire langagier : l’ensemble des langues que les
lycéens utilisent « au gré des situations de communication auxquelles ils sont
confrontés » (Cuq, 2003).
Il nous semble primordial, dans un pays multilingue
[6]
comme le Mexique, de s’interroger sur le répertoire langagier des lycéens afin
de savoir quels types de locuteurs plurilingues sont les lycéens mexicains
d’aujourd’hui. En effet, alors que les réflexions sur le plurilinguisme sont
très présentes dans le domaine de la didactique des langues, il n’existe pas à
notre connaissance d’enquête récente qui fasse le portrait du répertoire
langagier des lycéens qui étudient le français dans notre pays. De surcroît, le
développement de la société mexicaine crée continuellement de nouvelles
situations de contact des langues, car « les progrès technologiques (accès au
chaînes de télévision par antenne parabolique, au réseau Internet, etc.), les
mouvements touristiques (certaines régions côtières envahies de façon
saisonnière par des visiteurs d’autres langues et cultures), les conséquences
de la mondialisation et de l’internationalisation » (Cambra, 2003 : 35) font
que les rencontres avec les langues étrangères (discours et/ou locuteurs) sont
de plus en plus nombreuses.
Pour traiter notre question, nous utiliserons les
données que nous avons recueillies lors de notre enquête de terrain
[7]
.
Nous pourrons ainsi, d’une part, lister les langues qu’utilisent plus ou moins
quotidiennement les lycéens et, d’autre part, savoir dans quels domaines et
pour quels types d’activité ils les utilisent ou disent les utiliser. Nous
allons voir que la recherche que nous avons menée nous permet de faire, d’une
part, une première reconnaissance de l’univers langagier des lycéens et,
d’autre part, d’établir un recueil de représentations des langues en présence.
En effet, même si le questionnaire
[8]
que nous avons appliqué pour constituer notre corpus n’a pas été conçu comme un
recueil de représentations, il nous fournit néanmoins quelques informations
allant dans ce sens. Toutefois, nous souhaitons préciser que bien que nous
ayons effectué notre enquête dans des villes et des lycées représentatifs du
pays, la taille de notre corpus et la visée ethnographique de la recherche ne
nous permettent pas de généraliser nos résultats.
1. Les répertoires langagiers des lycéens de l’enquête
Nous allons présenter l’univers langagier des lycéens
[9]
.
Il s’agira d’observer, d’une part, quelles langues sont utilisées dans le domaine privé –pour communiquer avec les
membres de la famille –et, d’autre part, quelles langues sont pratiquées
par les apprenants dans le cadre de leurs loisirs : la télévision et Internet.
1.1 Les langues utilisées pour communiquer avec les membres de la famille
Tous les lycéens interrogés ont déclaré utiliser
l’espagnol pour communiquer avec les membres de leur famille. L’espagnol a été
la seule langue nationale citée. Nous pouvons interpréter cette réponse de
trois manières différentes. Premièrement, l’espagnol est, en effet, la seule
langue utilisée dans la famille. Deuxièmement, d’autres membres de la famille
parlent d’autres langues nationales mais les lycéens ne les parlent pas donc
ils n’en ont pas tenu compte. Troisièmement, les lycéens n’ont pas souhaité
mentionner une ou des langues originaires parlées au sein de la famille
[10]
.
Par ailleurs, et de manière paradoxale, tous les
groupes, excepté celui d’Atlixco, évoquent l’utilisation de l’anglais et/ou du
français pour des échanges ayant lieu avec des membres de leur famille, même
s’ils signalent qu’ils le font rarement. Cela signifie, d’une part, que leur
famille ou des membres de leur famille parlent également français et/ou anglais
et, d’autre part, que l’univers familial offre un contexte de réutilisation des
compétences langagières en langues étrangères (dorénavant LE) acquises dans le
contexte scolaire. Il semblerait que l’utilisation de ces deux langues ne
corresponde pas à un besoin de communication mais plutôt à une envie de
pratiquer la LE, de partager ses compétences langagières en LE au sein de la
famille. Il faudrait s’interroger sur les points de rencontre des domaines
éducationnel et personnel et sur les prolongements possibles de l’utilisation
des LE dans le milieu familial. Il serait également bon, en tant
qu’enseignant(e), de s’interroger sur la manière d’inclure les membres de la
famille dans la réalisation de certains devoirs ou projets.
1.2 Les langues des loisirs et des nouvelles technologies
La télévision
Les apprenants ont tous déclaré regarder des
programmes de télévision en LE. Sept langues ont été citées par les lycéens :
anglais, espagnol, français, hébreu
[11]
, italien, japonais et portugais. En général,
chacun d’eux a énuméré deux ou trois langues. Les combinaisons de langues sont
très variées, cela est particulièrement vrai pour la ville de Mexico. Même si
nous savons que beaucoup d’émissions de télévision sont sous-titrées, nous
pouvons constater que le répertoire langagier des lycéens, dans le cadre de la
réception audiovisuelle, ne se limite pas à celui des langues étudiées dans le
système scolaire.
Internet
Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction de
cet article, les progrès technologiques et notamment le développement du réseau
Internet créent de nouvelles occasions de contact avec les LE et avec leurs
locuteurs. Au Mexique, 1995 est considérée comme l’année du décollage du réseau
Internet dans le pays et, depuis cette date, le nombre d’abonnés n’a cessé de
croître. En 2004, le pays comptait quatorze millions d’abonnés alors qu’ils
n’étaient que cinq millions en 2000. Il est bien sûr important d’avoir à
l’esprit que dans un pays émergent tel que le nôtre, le nombre d’abonnés est
réparti de façon non homogène entre villes et campagnes et entre population
aisée et marginalisée. Par ailleurs, il faut souligner qu’une enquête effectuée
en 2004 par la Asociación Mexicana de Internet
(AMIPCI) révèle que 47% des
utilisateurs ont entre 13 et 24 ans. Nous pouvons donc supposer que les lycéens
de notre étude font partie de ces jeunes navigateurs
[12]
.
Les réponses au questionnaire montrent que la
rencontre avec la LE est moins variée et, toutes proportions gardées, moins
fréquente lorsque les apprenants sont connectés à Internet que lorsqu’ils sont
face au petit écran
[13]
.
Trois langues ont été citées par les lycéens : l’anglais, l’espagnol et le
français. La révolution technologique que représente le réseau Internet et qui
permet, d’une part, d’avoir accès à un grand nombre de texte en LE et, d’autre
part, de faciliter les rencontres avec l’étranger –dans le sens de celui qui
appartient à une communauté géographique autre que la mienne – ne provoque pas
ou peu, chez les jeunes de notre enquête, la rencontre avec la LE. Cette
dernière semble plus fréquente devant le petit écran. Enfin, notons également
que cette fois, les langues utilisées pour naviguer sur Internet sont celles
que les apprenants étudient au lycée.
2. Regard sur l’objet langue et sur son apprentissage
2.1 Les langues en présence
Une des questions de notre enquête portait sur les langues que préfèrent
les lycéens. Pour répondre à cette question, ces derniers ont cité neuf langues
au total :
Nous pouvons noter, une fois de plus, que la seule
langue nationale mentionnée est l’espagnol. Les lycéens ont cité en moyenne
entre une et quatre langues. Parmi les neuf langues, les trois premières
langues préférées par les apprenants ont toujours été les mêmes : l’anglais, le
français et l’espagnol. Cependant, il nous semble important de souligner que
nous avons obtenu des résultats différents suivant les villes.
À Atlixco, la langue la plus citée est l’anglais
suivie du français, l’espagnol arrive loin derrière à la même place que
l’italien. À Guadalajara et à Xalapa, la langue la plus citée est l’anglais,
elle est suivie de loin par le français qui arrive à la même place que
l’espagnol. Ainsi à Atlixco, Guadalajara et Xalapa, l’anglais est la langue
préférée des apprenants. À Mexico, la langue la plus citée est le français,
suivie de près par l’anglais, l’espagnol arrive loin derrière. Dans le
classement effectué par les apprenants, l’espagnol est toujours arrivé en
dernier. Toutefois, nous pouvons envisager que certains lycéens n’ont pris en
compte que les LE pour répondre à cette question, ils ont donc omis l’espagnol.
2.2 Le français comme objet d’apprentissage
Nous allons maintenant nous intéresser à la relation
d’apprentissage. De nombreuses enquêtes sur les représentations du français au
Mexique montrent que le français est souvent considéré comme la langue de
l’amour et la France comme un pays « romantique et terre d’amour » (Pugibet,
1983 : 48).
Cependant, nous allons voir que les résultats de notre
travail montrent que ces représentations, même si elles existent toujours, en
côtoient de nouvelles. Pour cela, nous allons observer les discours des lycéens
quand ils expliquent pourquoi ils aiment le français. Pour réaliser cette
analyse, nous avons classé les dires des lycéens en fonction de trois types de
considérations que nous nommons : considérations esthétiques, considérations
pratiques et considérations utilitaires.
Ce premier type de considérations nous ramène à des
normes subjectives
[14]
.
Les discours des apprenants laissent apparaître une représentation hiérarchique
des langues sur le plan esthétique. Il serait bon de se demander comment la
phonétique d’une langue pourrait-elle être belle ou laide ? Et de la même
manière, demandons-nous, non sans jeu de mots, comment pourrait-il exister de mauvaises langues ?
Le second type de
considérations correspond à celles de type pratique.
Les lycéens disent aimer
le français car ils considèrent que c’est une langue « facile » voire « plus facile » que
l’anglais. Ils aiment cette langue car ils rencontrent peu de difficultés lors
de son apprentissage. Nous pouvons observer que les lycéens comparent les
langues entre elles. Ils établissent de nouveau une hiérarchisation.
Les dernières considérations que nous évoquerons sont
celles de type utilitaire.
Ces dernières
considérations montrent que la langue française n’est plus uniquement
considérée comme la « langue de l’amour ». Elle est également une langue de travail. Il faut
souligner que le français apparaît, aux côtés de l’anglais, comme une des
langues qui peut permettre la réussite professionnelle.
Comme nous l’avons déjà signalé, le projet CECA, par
sa visée ethnographique, ne nous autorise pas à dresser un portrait des
répertoires langagiers des lycéens mexicains qui étudient le français. En
revanche, l’étude que nous avons menée et les résultats que nous avons obtenus,
nous permettent d’envisager de nombreuses pistes de recherche sur le plan
national. Ainsi, en guise de conclusion et au vu des résultats présentés, nous
proposons quelques pistes de réflexion qui pourraient nous aider à revoir les
contenus des programmes proposés dans nos institutions éducatives afin de mieux
préparer les lycéens mexicains aux enjeux de la mondialisation.
Quelle place le français peut-il ou doit-il occuper
dans le cadre d’une éducation au plurilinguisme
[15]
en contexte scolaire au Mexique ? Comment, en tant qu’enseignant(e), présenter
le français comme une langue moderne, une langue qui évolue afin d’infléchir
les représentations existantes ? Quel type de support faut-il utiliser dans le
cadre d’une formation en langues dans notre contexte géographique et social ?
Quelles formations professionnelles proposer aux enseignants de FLE au Mexique
afin que celles-ci prennent en compte nos réalités nationales ?
Bibliographie
Le projet CECA Mexique : les représentations
des rôles de l’enseignant et de l’élève
Notre contribution à la recherche du groupe CECA
Mexique consistait en l’analyse des représentations concernant les rôles de
l’enseignant et de l’élève au sein de l’enseignement secondaire.
Pour ce faire, un questionnaire a été appliqué à 54 lycéens des groupes filmés, répartis
de la manière suivante : 20 à Mexico, 18 à Atlixco, 9 à Guadalajara et 7 à
Xalapa. La consigne était ainsi établie
dans le protocole de recherche :
« Ecrivez les 5 mots ou expressions qui vous
viennent à l’esprit lorsque je vous dis :
- enseignant - élève -
apprendre le français -enseigner
le français »
Chaque équipe locale s’est chargée d’appliquer les
questionnaires et de proposer une synthèse des réponses sous forme de tableaux
accompagnés de commentaires. L’équipe de Puebla, à partir de ces données, a
organisé et classé ces informations en différentes rubriques :
l’enseignant (son action), l’univers affectif (attitudes et valeurs), le
contexte, l’apprenant (son action). La méthodologie d’analyse des informations
recueillies fut le fruit d’un consensus au sein du groupe CECA Mexique.
L’analyse des données collectées nous a permis
d’ouvrir certaines pistes d’interprétation des représentations des lycéens et de leurs professeurs interrogés
quant aux rôles de l’enseignant et de l’apprenant dans le processus
d’enseignement/apprentissage du français langue étrangère. Il convient de
préciser que nos interprétations issues de notre appartenance culturelle, de
notre vécu ainsi que de nos expériences professionnelles sont, bien sûr,
teintées de nos propres représentations et ne sont donc qu’un point de vue
parmi d’autres tout aussi acceptables.
1. L’enseignant au centre du processus d’enseignement/apprentissage
Contrairement aux postulats communicatifs dont se
réclament les institutions des groupes étudiés, il ressort des questionnaires
que l’enseignant domine le jeu éducatif. Il est maître de l’espace classe et du
temps du cours. Il est celui qui possède un savoir et une expérience qu’il
décide de partager avec les élèves (il est caractérisé dans les réponses au
questionnaire comme un « guide » « formé » qui a pour rôle
de « partager » ses « connaissances »). Il se considère
donc comme facilitateur d’apprentissage et transmetteur de connaissances. Toutefois la possession de ce savoir ne
constitue pas sa caractéristique dominante qui est envisagée sous l’angle des
compétences méthodologiques (l’enseignant est vu comme une personne devant
« expliquer » avec « dynamisme »). Ni sa formation ni sa
pédagogie ne sont remises en cause par les élèves qui sont soumis et passifs,
puisque leurs activités n’engagent en aucune façon leurs responsabilités ni
leur réflexion personnelle. En effet, les tâches qu’ils accomplissent
consistent à suivre les indications, c’est-à-dire à faire les devoirs qui leur
sont imposés par le professeur (comme « écrire »,
« parler », faire les « devoirs »). Les activités centrées
sur l’enseignant lui-même mettent bien en évidence sa situation de pivot de la
relation éducative, et celles qui sont centrées sur l’apprenant restent à
l’initiative du professeur et sous son contrôle (l’enseignant est
l’ « autorité »). Si interaction il y a bien entre enseignant et
apprenants, c’est dans l’aide, la patience et les encouragements que les élèves
attendent qu’il leur prodigue, mais il n’y a pas de dialogue réel. Bien
entendu, ces attitudes de l’enseignant et des apprenants sont des
manifestations de leurs représentations, dans ce que celles-ci ont de plus
culturel, et leur diffusion s’opère grâce à l’école. Autrement dit, une sorte
de conditionnement culturel prépare les apprenants à la séparation des rôles
entre enseignant symbole de l’autorité et apprenants récepteurs des
connaissances de l’enseignant.
2. Les représentations vis-à-vis des rôles des acteurs du
processus : un conditionnement social
L’école est l’un des vecteurs de transmission des
représentations mais il n’est pas, chronologiquement, le premier dans
l’existence d’un individu. C’est initialement la famille qui va jouer un rôle
clé dans la socialisation de l’enfant, qui va en outre lui inculquer les
représentations de sa culture et de sa classe sociale, et, partant, lui fournir des schémas inconscients
de perception et d’action par rapport à l’environnement. En effet, la famille
va de soi, c’est une communauté qui regroupe et abrite ses membres dans une
vision collective rassurante du monde.
Soulignons que les représentations de notre public
d’étude, public captif d’adolescents de 16-17 ans incités à l’apprentissage du
français par la famille ou l’institution, sont façonnées et transmises en
dernière instance par le groupe de pairs ou encore les médias.
Concernant l’enseignant, on peut supposer que la
formation qu’il a reçue l’influence inconsciemment dans la conception qu’il
possède de son rôle et de celui de l’apprenant, ainsi que dans sa pratique. Les
réponses aux questionnaires montrent cette divergence entre la place centrale
accordée à l’enseignant par les élèves (il est défini par ses
« connaissances », ses « responsabilités », son
« autorité ») et la démarche communicative dont il dit être le reflet
(il dit « guider », « orienter » les élèves). En effet il
ne considère pas dans les faits l’apprenant comme co-constructeur de
l’apprentissage, mais il lui attribue la responsabilité de ses résultats
(l’élève possède des « responsabilités » et il doit fournir un
« travail continu » selon le professeur).
L’individu apparaît donc comme dépositaire de valeurs
et de normes imposées de l’extérieur par conditionnement. Ce faisant, ses
actions sont largement tributaires de son appartenance culturelle.
En somme, malgré leur motivation préalable pour
l’étude de la langue et de la culture françaises, les acteurs du processus ne
peuvent échapper à des idées bien établies sur celles-ci et qui vont déterminer
en grande partie l’apprentissage.
Nous venons de voir l’origine des représentations sur
la langue apprise ainsi que sur les rôles des acteurs du processus, et comment
l’univers familier y est présent. Approfondissons à présent cet univers
familier en nous attachant au poids de l’affectivité dans le processus
d’enseignement/apprentissage.
3. Le rôle prépondérant de l’affectivité
Les apprenants attachent énormément d’importance à la
relation avec leur enseignant, spécialement à la manière dont celui-ci les
traite. S’il n’existe pas de véritable réflexion sur la méthodologie
d’enseignement, l’enseignant ou le cours sont jugés (les termes axiologiques :
« amusant », « intéressant », « motivant » nous
le montrent). L’élève semble ne pas pouvoir trouver satisfaction par rapport au
cours de français si l’enseignant ne le traite pas cordialement. Pour ce qui
est des enseignants, la perception de leur relation envers les élèves est
plutôt axée sur l’aspect professionnel, l’apprenant étant perçu essentiellement
à travers son rôle et ses fonctions (« responsabilité »,
« étude »).
Par ailleurs, nous avons aussi pu constater qu’il
existe chez les élèves une certaine territorialité du cours de français
puisqu’ils font très souvent référence à l’espace géographique et social de la
salle de classe, comme un territoire commun au seul groupe d’apprenants. On
retrouve ici les mêmes caractéristiques que pour la famille : le groupe de
pairs associé à l’enseignant constitue une référence stable et rassurante,
d’autant plus qu’il semble très important pour les élèves d’étudier dans une
ambiance chaleureuse et de bonne humeur.
Les clivages sociaux souvent très importants dans la
distinction d’opinions et de points de vue ne nous semblent pas ici opératoires, dans la mesure où ils ne
déterminent ni les réponses des élèves des établissements publics ou privés ni
celles de leurs enseignants. C’est bien davantage l’identité culturelle des
élèves qui explique leurs réponses au questionnaire.
En guise de conclusion
L’interprétation que nous avons proposée quant aux
représentations des apprenants correspond également à la vision qu’ont les
quatre enseignantes interrogées de leur rôle et de celui des élèves. Elles sont
inconsciemment les porte-parole de leur culture, de leur société et de leur
éducation et reproduisent sans doute les schémas d’enseignement auxquels elles
ont été confrontées. Si leur démarche d’enseignement/apprentissage se veut
communicative, ce que semblerait démontrer le fait qu’elles placent l’apprenant
au centre du processus, il n’en demeure pas moins que cette place centrale
n’implique pas que l’apprenant soit réflexif, autonome et prenne l’initiative
dans la construction de ses compétences. Loin de vouloir montrer du doigt cette
tendance au conservatisme éducatif, nous souhaitons inviter à prendre du recul
par rapport à nos pratiques de classe souvent si différentes de nos professions
de foi pédagogiquement correctes. Combien d’entre nous pourtant formés aux
méthodologies d’enseignement les plus modernes continuent à diriger leurs
groupes et à leur inculquer des connaissances sans leur donner l’espace
nécessaire à la construction de leurs
propres savoirs.
L’ensemble des réponses apportées au questionnaire
reflète une certaine idée des rôles de l’enseignant et de l’apprenant, dont
nous savons qu’elle est très fortement dépendante de l’appartenance culturelle
des enquêtés et des représentations qui en découlent.
Rappelons que la visée de cette recherche est
d’élaborer une ethnographie comparée de la classe de FLE, grâce aux
enregistrements vidéo de classes qui sont à l’heure actuelle interprétés par
des équipes d’autres pays afin d’établir un panorama des différentes pratiques
de classe à travers le monde francophone. Alors que l’équipe mexicaine s’est
vue chargée de l’analyse des vidéos du Vietnam et du Gabon, nos enregistrements
sont actuellement entre les mains de l’équipe tunisienne.
Sans entrer dans le détail, dans les institutions
observées au Vietnam comme au Mexique, l’enseignant est le pivot de la
situation pédagogique. Il faut pourtant mentionner une différence : au
Vietnam les élèves ne parlent et ne se déplacent qu’avec l’autorisation du
professeur. Les chercheurs dudit pays relient cette conduite au profond respect
dû au professeur, respect à tel point enraciné dans la culture qu’il a creusé
un fossé entre enseignant et apprenant
empêchant aussi bien l’interaction personnelle que pédagogique. Le professeur, quant
à lui, attend de ses élèves discipline et obéissance.
C’est sur cette différence culturelle notable que nous
concluons cet article.
Le projet CECA Mexique : l’alternance des codes dans la
classe de langue
« No
quiero poulet! » protestait Diego, petit garcon franco-mexicain de quatre
ans vivant à Guadalajara, à sa maman française. S’agissait-il de
« fragnol » ou d’« españais » ? Il est évident que Diego, en plein
développement bilingüe, utilisait une syntaxe espagnole en y insertant un mot
en français sans être conscient du changement de code qu’il effectuait. Il
s’agit ici d’un apprentissage naturel, mais ce phénomène existe également dans
les classes de langue en cas d’apprentissage formel.
Pendant longtemps l’alternance des codes ou alternance
codique en classe de langue était considérée comme négative et même nuisible.
Cette notion est aujourd’hui réhabilitée au point d’être contemplée comme une
véritable stratégie d’enseignement/apprentissage et de jouer un rôle dans la construction
des savoirs en langue étrangère.
Afin d’analyser ce phénomène nous définirons dans un
premier temps le terme d’alternance codique, nous réviserons dans un
deuxième temps certaines propositions théoriques et enfin nous illustrerons
comment ce phénomène se produit dans des cours de FLE que nous avons filmés
dans quatre établissements mexicains dans le cadre du projet de recherche
« Cultures d’Enseignement,
Cultures d’Apprentissage » (CECA) entre 2007 et 2008.
Cette réflexion nous permettra d’un côté de
comprendre quand, comment et pourquoi l’apprenant et le professeur de langue
étrangère utilisent l’une ou l’autre langue et d’un autre côté de repérer et
d’analyser les marqueurs significatifs et traits discursifs les plus
remarquables d’alternance langagière dans une classe de FLE qu’ils soient
conçus de façon inconsciente ou qu’ils représentent des démarches conscientes.
1. Définitions
L’étude de l’emploi de l’alternance codique en
classe de langue se développe surtout à partir des années 1990. « Travaux
qui ont contribué de manière essentielle à sa réhabilitation », nous
rappelle Maria Causa (2007). Mais avant d’étudier ce phénomène nous en
présentons quelques définitions.
Si pour Heller et Pfaff (1996) « l’alternance
codique est un phénomène de contact qui peut se produire lorsqu’un individu
tente d’employer plusieurs langues dans une même conversation », Sabine
Ehrart (2002) en élargit la définition en considérant « le code-switching comme la rupture de
langue au moment où la parole passe à l’autre (turn-taking) ». Elle propose d’ailleurs d’employer le terme code-hopping pour ce phénomène. C’est le cas par exemple lorsque, dans une famille où le
français, l’espagnol et le valencien sont constament utilisés par ses
différents membres le père pose une question en valencien et les enfants y
répondent en français.
De façon générale l’alternance codique ou code-switching est définie dans
Wikipédia (2008), comme « une
alternance de deux ou plusieurs codes (langues, dialectes ou registres
linguistiques). L’alternance peut avoir lieu à divers endroits d’un discours,
parfois même au milieu d’une phrase, et le plus souvent là ou les syntaxes des
deux codes s’alignent. Les raisons de cette alternance sont multiples. »
Cette alternance de code ne traduit donc pas
uniquement un manque de maitrise dans l’une des deux langues concernées, mais
peut refléter également une véritable compétence bilingue où les interlocuteurs
jouent avec les codes pour différentes raisons.
2. Quelques notions théoriques
2.1. Les types d’alternances
Selon Lüdi et Py (2003, p.146) il existe « une véritable grammaire du code-switching » qui
permet de situer les alternances dans la conversation selon qu’elles ont lieu
entre ou à l’intérieur d’un tour de parole, d’une phrase, d’une proposition
ou d’un syntagme.
Thiam (1997) les regroupe en trois types : l’alternance intraphrastique lorsque les structures syntaxiques appartenant à deux langues coexistent à l’intérieur d’une même phrase ; interphrastique ou phrastique au niveau d’unités plus longues, de phrases ou de fragments de discours, dans les productions d’un même locuteur ou dans les prises de parole entre interlocuteurs ; et extraphrastique dans des segments
alternés, dans des expressions idiomatiques ou des proverbes par exemple.
Le modèle insertionnel de Myers-Scotton illustre
l’alternance intra-énoncé où le locuteur utilise/emprunte le cadre syntaxique
de la langue matrice dans lequel il insère des éléments de la langue encastrée.
C’est le cas du petit Diego que nous avons mentionné dans l’introduction.
2.2. Les cinq motivations de l’alternance codique en classe de langue
Ehrhart (2003) propose cinq stratégies
essentielles de l’alternance codique en classe de langue:
- Une
stratégie pédagogique :
Lors d’une explication, pour organiser un cours ou
pour être plus proche des élèves.
- Une
stratégie d’apprentissage :
Lorsque les élèves veulent s’exprimer et n’en ont pas
les moyens linguistiques ou dans des situations à forte implication et
affectivité.
- Une
stratégie discursive :
Dans ce cas il ne s’agit plus d’un manque de maîtrise
des deux codes, mais d’une « compétence polylectale, […] qui influe sur
les relations interpersonnelles » (Thiam, 1997, p.35).
- Un
caractère ludique :
Lorsque les interlocuteurs s’amusent avec les
différents codes et font appel à leur créativité ainsi que pour renforcer le
sentiment de complicité.
- Une
relation de confiance :
Souvent une relation de confiance est nécessaire entre
les locuteurs pour qu’il y ait alternance codique.
2.3 L’alternance codique comme activité réflexive (gestion du
bilinguisme)
Afin de mieux comprendre ce phénomène d’utilisation
des langues il nous a paru intéressant de réfléchir sur plusieurs points. Par
qui, quand et pourquoi est utilisée la langue cible exclusivement, la langue
source exclusivement ou une alternance entre les deux langues? Dans quelles
situations d’énonciation particulières on utilise l’une ou l’autre de ces
langues ou les deux à la fois? Quel rôle joue chaque
langue ?
Quelle langue est utilisée lorsque
l’enseignante organise le travail en classe, lorsque les élèves participent en
cours, lorsque l’enseignante donne les consignes d’exercices, lorsque les
élèves demandent des explications à l’enseignante, lorsque l’enseignante
sanctionne les élèves ou lorsque les élèves communiquent entre eux ?
Nous présentons à continuation les
résultats des recherches réalisées dans le cadre du projet CECA.
3. L’utilisation des langues : l’exemple mexicain dans le cadre du
projet ceca
[16]
Dans le cadre de ce projet CECA nous avons
pu observer que la langue la plus utilisée dans la salle de classe FLE est le
français. Il semblerait qu’il existe un contrat didactique implicite ou
explicite respecté entre les apprenants et les enseignantes afin d’utiliser le
plus possible la langue cible en classe. Cependant l’usage de la langue source
reste très présent ainsi que des échanges où les deux langues sont mélangées.
Nous allons donc analyser de façon plus précise l’utilisation des deux langues
par les différents acteurs.
3.1 Langues utilisées par les apprenants
Les apprenants utilisent davantage le
français lorsqu’ils s’adressent à leur professeure alors qu’ils préfèrent
l’espagnol entre eux ou dans des activités à forte implication.
Les étudiants utilisent
davantage leur langue source, l’espagnol, en réseau de parole horizontal, lors d’interactions
élèves-élèves dans différentes situations.
Premièrement lorsqu’ils
parlent entre eux de thèmes personnels qui n’ont rien à voir avec le cours (de leurs
gadgets électroniques comme le Nintendo par exemple, de conversations
personnelles ou du jeu de cartes qu’ils ont apporté en classe) :
« JOR : ya dame las cartas no son tuyas [bon
donne-moi les cartes, elles sont pas à toi] EDW : noooooooo claro que son mías [non, mais
bien sûr qu’elles sont à moi] JOR: yo te
las presto [je te les prête]. »
Mais également lorsqu’ils parlent entre eux lors d’une activité de groupe (rédiger à deux ou
trois une histoire au passé, par exemple). Il est très facile que la
communication glisse vers leur langue première lorsque les élèves doivent se
mettre d’accord, se demander mutuellement des explications et s’organiser
« JOR : tu no estás haciendo
nada [Tu ne fais rien] CES : Sí / está preguntando. [Si, il est en train de demander] » ;
« JOR ¿Cómo me dijiste? [Comment tu m’as dit?] KAR: ¿De qué lo
vamos a hacer? [Sur quoi on va le faire?] ». On pourrait parler ici de
gestion de la tâche.
Ils utilisent leur langue première également lorsqu’ils s’impliquent plus
personnellement dans les activités. « L’implication que nous prenons dans
son sens didactique se définit donc comme le phénomène qui se produit quand le
sujet penche vers le pôle de la personne » (Dabène, 1990). Pour réagir
face aux autres élèves avec des expressions telles que « no manches » [arrête, ça suffit],
« orale » [super], « chale » [dis donc], « ya » [ça y est], « a ver » [fais voir], « güey » [mon vieux], « tonta » [bébête], « ñoña » [l’intellectuelle de la
classe], « esa es trampa »
[c’est de la triche] etc… ou « a
ver, a ver » [fais voir, fais voir] lorsqu’ils montrent leur intérêt
pour l’activité en cours. L’implication est présente également lorsqu’ils
utilisent des marqueurs centrés sur l’énonciation tels que des marques
d’auto-référence (idem) :
« yo, yo, yo » (moi, moi,
moi) lorsqu’ils désirent passer au tableau ou répondre à la question du
professeur, c’est une véritable lutte pour le pouvoir verbal. Dans le double
niveau d’énonciation on peut dire qu’ils utilisent dans de tels cas le je
personne et non plus le je apprenant (idem). Ce phénomène d’implication est très marqué dans certaines
séances que nous avons observées et lors de certaines activités proposées par
les professeures. C’est le cas par exemple de l’activité où les élèves jouent
au « pendu » car il s’agit d’une compétition entre deux équipes.
C’est d’ailleurs la séance où le pourcentage d’espagnol est le plus élevé car
l’implication et très forte et la situation a une forte composante
communicative et forte affectivité. L’emploi de la langue première réapparaît
lors de « l’évaluation » des résultats par les autres élèves « malo, malo » (faux), « está bien fácil » (c’est super
facile), « ¿eso eran
quinientos ? » (ça, c’était 500 points ?), « menos quinientos » (moins 500),
« no, para mí, yo gané »
(non, pour moi, c’est moi qui ai gagné) où on retrouve le phénomène
d’implication.
Les élèves utilisent aussi leur langue source bien sûr lorsqu’ils ne connaîssent pas le
mot en français. Louga-Hamid explique qu’il s’agit de négociation du sens (idem), par exemple lorqu’ils utilisent
en espagnol « quince »
(quinze) ou « cangrejo »
(crâbe) ou lorsqu’ils demandent au professeur de leur traduire certains mots,
« LIN : ¿Cómo dices donde
duermen los animales? (Comment tu dis là où dorment les
animaux ?) ».
Par contre les apprenants
utilisent la langue cible, le français, dans des interactions beaucoup plus
pédagogiques, lors d’interactions verticales, professeure-élève. Dans les
activités où les échanges sont beaucoup plus contrôlés il est plus facile pour
les professeures de favoriser l’usage de la langue étrangère. Lorsque les
apprenants répondent aux questions de leur professeure, lorsqu’ils réalisent
les activités proposées, lorsqu’ils posent des questions à leur professeure sur
ce qu’ils sont en train de faire. C’est le cas par exemple lorsqu’une activité
est basée sur des questions-réponses entre le professeur et les élèves. La
majeure partie des interactions en langue étrangère se fait entre l’enseignante
et les élèves comme dans la consigne d’une professeure « cite quatre
aliments que tu aimes » à laquelle l’élève doit donner la réponse correcte
en français pour gagner des points.
3.2 Langue utilisée par les enseignantes
De façon générale les enseignantes
utilisent prioritairement le français. Elles font appel à des stratégies
diverses telles que le changement de débit, la répétition, la mimique, etc.
pour faire passer le message en français et pour que les apprenants
comprennent. Il semblerait que les enseignantes soient convaincues des
bienfaits de la méthode directe et que l’utilisation de la langue source soit
vue comme négative. L’usage de la langue étrangère, le français, se fait
principalement lors de séquences organisationnelles (composées d’interventions
qui règlent l’organisation de l’interaction didactique et du cours en général),
conversationnelles ou métalinguistiques (où les interactants parlent de la
langue). Elles remplissent leur rôle de détenteur et transmetteur du savoir, de
canal par lequel passe la langue cible. Elles posent des questions (« Quelle est la règle
du futur simple ? »), elles donnent des consignes et des indications
(« Mets cette phrase à la forme négative »), elles expliquent («Je ne
peux pas dire j’ai retourné parce que retourner ne se conjugue pas avec avoir,
on va le conjuguer avec être »), etc. Leur discours est très didactique,
elles jouent leur rôle de professeure et utilisent le je enseignant. Elles répondent à certaines conventions
communicatives, à un rituel communicatif. Elles sont en général directrices des
échanges (« OK on y va »). Leurs obligations/droits, comme nous
rappelle F. Cicurel (idem), sont de
faire produire (« On te propose d’aller voir un film de science fiction,
tu refuses »), de faire comprendre et d’arbitrer en jugeant les
performances des élèves («OK, très bien »). Ce discours est produit dans
la langue cible et est utilisée essentiellement en tant que stratégie
pédagogique.
Ce qui est
intéressant c’est d’analyser les raisons pour lesquelles elles utilisent leur
langue première, l’espagnol. Il est clair que l’usage de l’espagnol, que les
enseignantes souhaiteraient éviter autant que possible, apparaît lorsqu’il est
perçu comme le plus sûr moyen de s’assurer de la compréhension de la consigne
et d’arriver à ce que l’élève fasse ce qui est attendu de lui. C’est donc une
sorte de raccourci méthodologique pour gagner du temps ou encore lorqu’elles ou
les élèves montrent des signes de fatigue.
Mais de
façon générale elles utilisent leur langue source quand elles réprimandent les
élèves (« ¡Ya, afuera ! »
[bon, dehors !]), qu’elles font des reproches (« ¡Muchachos ! ¿Qué pasó ? » [Les gars, qu’est-ce qui
se passe ?], « Tranquilas »
[du calme]), qu’elles donnent un ordre à propos de l’attitude des élèves
(« Dámelo » [donne-le moi])
ou qu’elles les menacent (« ¿Te
quieres salir ? » [tu veux sortir ?]) ou encore lorsqu’elles
plaisantent (« ¿A poco están borrachos todo el tiempo ? ¡Sííí !
Por eso duermen » [ne me dites pas qu’ils sont saouls tout le temps.
Siii ! C’est pour ça qu’ils dorment]). Elles ont donc recours à
l’espagnol, la langue maternelle des élèves mais également la leur, quand il
s’agit de discipline et qu’elles essaient de garder le contrôle de la classe.
Ici aussi, on peut parler d’implication lorsqu’elles perdent patience. Dans ces
cas elles adoptent le je personne plus que le je enseignante pour
véhiculer des relations interpersonnelles et tisser des liens affectifs.
De temps en temps cependant elles
alternent les deux langues afin d’être sûres d’avoir été comprises par les
apprenants, lors de séquences métalinguistiques par exemple, de traductions ou
de tics de langage « Par la bande dessinée…¿Sí? … et qu’est-ce que vous avez trouvé ? ».
En résumé, les échanges verticaux
professeures-élèves ou élèves-professeures sont réalisés en majorité en langue
cible alors que les échanges horizontaux élèves- élèves se produisent davantage
en langue source tout comme les interactions qui véhiculent une forte charge
émotive.
Conclusion
Langue cible, langue source (et parfois même d’autres langues comme l’anglais ou l’italien), interactions élèves-élèves ou professeur-élèves, travail en groupe ou individuel, dans la classe de langue il existe de nombreux réseaux de parole complexes qui se tissent et dans lesquels on observe une alternance des langues.
Quelle place joue l’alternance des codes en classe de langue
dans le processus d’enseignement/apprentissage? Comment en rendre conscients
les apprenants?
En tant que professeurs de FLE, plus que de proposer des réponses, nous vous invitons donc à une réflexion sur ce thème afin que l’alternance des codes soit prise en compte et ait une visée stratégique dans le processus d’enseignement/apprentissage des langues.
Bibliographie
[1]
L’Argentine (sous la direction d’A.
Sibaldi), le Brésil (H. de Albuquerque), la Bulgarie (J. Gueorgui), le
Burkina Faso (Y. Ouedraogo), le Burundi (M. Mazunya), le Canada (D.
Moore), l’Espagne (J. Suso), la France (F. Davin), le Gabon (J.-A. Pambou),
l’Indonésie (M. Sudarwoto), le Kazakhstan (C. Faizova), le Liban
(W. Berry), le Maroc (L. Messaoudi), le Mexique (H. Silva), l’Ouganda
(T. Ogavu), la Roumanie (S. M. Ardeleanu), la Russie (O. Goliandina), la
Tunisie (M. Ennaifar), l’Ukraine (B. Dikarev) et le Vietnam (M. Nguyen Van
Dung)
[2] Établissements socio-culturellement favorisés ou défavorisés ; situés dans une grande ville ou à la campagne : avec des élèves plurilingues ou monolingues. Au Mexique, les séances de cours ont été enregistrées dans quatre établissements, dont deux publics et deux privés : Escuela Simón Bolívar à Atlixco (Puebla), Universidad del Valle de México campus Guadalajara norte dans le Jalisco, Escuela Nacional Preparatoria plantel 7 à Mexico (D.F.) et Colegio Hispano Anglo Francés à Xalapa (Veracruz).
[3]
Haydée Silva, responsable du projet (Universidad Nacional Autónoma de México) ;
Vincent Summo et Stéphanie Voisin (Benemérita
Universidad Autónoma de Puebla) ; Béatrice Blin (UNAM et Institut
Français d’Amérique Latine) ; Anne-Catherine Didier et Salomé Gómez (Universidad de Guadalajara) ;
Mónica Alarcón, Magdalena Hernández et Ángel Landa (Universidad Veracruzana), avec le soutien d’Aylin Ramos, étudiante
en service social (UNAM) ainsi que l’aide ponctuelle de Rosa María Durán (UNAM)
et Françoise Chambeu (Ambassade de France), que nous remercions vivement. Au
terme initialement prévu (juillet 2008), M. Alarcón et M. Hernández ont dû
honorer d’autres engagements et ont donc quitté l’équipe.
[4] Nous avons reçu le soutien décisif de l’Ambassade de France grâce à Patrick Dahlet, que nous remercions vivement. [5] La responsable de l’équipe mexicaine a ainsi été invitée à animer en juin 2006 un séminaire de recherche à São Paulo, afin de soutenir l’équipe CECA Brésil dans la réalisation de leur propre synthèse. [6] Nous souhaitons rappeler qu’il est important de différencier le multilinguisme du plurilinguisme. Le premier terme se réfère aux langues parlées sur un territoire, le second aux langues parlées par un individu. [7] La présentation du projet CECA est développée dans ce même dossier par Haydée Silva. [8] Nous n’avons pas ici l’espace nécessaire pour présenter la démarche méthodologique que nous avons suivie. Nous signalerons juste que nous avons appliqué les questionnaires dans les 4 groupes observés (Atlixco, Guadalajara, Mexico et Xalapa). [9] Les lycéens de l’enquête ont tous étudié l’anglais en première langue étrangère. Le français est la seconde langue étrangère étudiée. [10] En effet, nous ne pouvons pas ignorer les statuts différents que possèdent l’espagnol (langue dominante) et les autres langues nationales (langues dominées). [11] L’hébreu a été cité par un seul apprenant. [12] http://www.enterate.unam.mx/Articulos/2005/abril/internet.htm, consulté le 13/09/08. [13] En effet, nous émettons une réserve car nous ignorons le temps passé par les lycéens devant la télévision et sur Internet.
[14]
Nous employons l’expression normes subjectives pour nous référer au
regard porté par un interlocuteur sur sa/la langue, la « sienne » ou
celle de l’autre. Il peut se manifester verbalement avec l’utilisation
d’expressions stéréotypées. Un locuteur va, par exemple, considérer telle
langue comme belle. (Houdebine-Gravaud,
2002).
[15] À ce sujet, voir : http://www.adeb.asso.fr/edition/brochure_Tours2007.pdf, consulté le 13/06/07. [16] Interprétation effectuée à partir des analyses faites par les différentes sous-équipes du projet CECA Mexique. |